Luz

 

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Marteau Rouge/Keiji Haino

Ainsi, les quatre hommes qui montèrent sur scène à 21h sont sans doute des techniciens hors pair, mais cela ne leur aurait été d'aucune utilité s'ils n'avaient doublé cette première qualité d'une épaisseur humaine palpable dans le moindre regard et le moindre échange. Ce qui lia Marteau Rouge à Keiji Haino, ce soir-là, tenait d'une forme de respect mutuel pour la personne qu'est l'autre et la puissance du signe envoyé au public.

Haino s'approcha d'abord du micro et les graves de sa voix emplirent l'espace. Deux mailloches à la main, Makoto Sato entreprit de définir le pourtour d'un rythme ouvert à tous les possibles tandis que Jean-François Pauvros laissait échapper les premiers cris de sa guitare et que, comme bien souvent, on s'apercevait à posteriori que Jean-Marc Foussat avait déjà planté les premières planches d'un décor aussi mouvant que la vase. Dans cette matière organique dont les particules se multipliaient à mesure que les individus prenaient de l'assurance, le guitariste japonais se saisit de son instrument et déchira soudain la toile encore fragile que le trio venait de tisser. Jean-François Pauvros répliqua d'un rythme assassin, les roulements de toms convoquèrent le tonnerre et le décor s'enflamma. Dès cet instant, la partie était jouée… Il ne me reste d'ailleurs, de cette heure et demie de tensions furieuses et de détentes relatives, que l'impression tenace d'un jeu constant où chacun poussait l'autre vers des précipices abrupts, mais lui tenait la main de peur qu'il n'y tombe. Et la musique montait, envahissait le Chapiteau et le corps même des spectateurs incrédules devant ce bras de fer géant dont nous savions déjà qu'il serait mémorable. L'on vit ainsi Keiji Haino s'approcher de son homologue français pour une joute guitaristique au centre du plateau. L'on vit Jean-François Pauvros interloqué devant une proposition démente et finalement répondre en frottant les cordes de ses mains pour un rythme désarticulé que Makoto Sato reprit cependant à son compte. L'on entendit un carillon inventé par Jean-Marc Foussat et qui comblait soudain le vide d'une accalmie passagère. L'on vit le même trublion chapeauté sortir un jouet de sa poche et rehausser l'image de bulles de savon iconoclastes éclatant au nez des musiciens. L'on vit enfin la parfaite communion d'un trio coutumier des invitations dangereuses et d'un invité offrant tout ce qu'il pouvait donner sans la moindre tentative de domination d'une part ni de l'autre. L'on vit, en fait, quatre artistes au plus fort de leur art, conscients de leurs responsabilités et créant, in situ, l'image d'un monde tel qu'il devrait être.

Il serait inutile et sans doute stupide, dans une programmation aussi éclectique, de parler de meilleur concert du festival. D'autres moments, dans leur différence, atteignirent un semblable degré de connivence et de création collective. Pourtant, de par le côté spectaculaire de leur prestation, allié à une réelle intelligence musicale, la rencontre de Marteau Rouge et de Keiji Haino fut sans doute la plus étonnante performance à laquelle il m'ait été donné d'assister depuis bien longtemps. Le duo de Barre Phillips et de Japonais fouilla peut-être plus profondément notre conscience, mais la puissance du 4tet reste, à mon sens, assez inégalable.

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Joël Pagier (Improjazz)

 

Photos Christine Pagier


photos © Brice Millepied


photos © M. Ruiz / jmf